Lu par Alain Bagnoud, Francis Richard, Inma Abbet, Jean-Louis Kuffer, Manoeuvres de diversion.
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"Barbare". Un mot qui traverse tout le dernier roman de Jean-Michel Olivier. Avec "L'Ami barbare", le romancier suisse, prix Interallié 2010, offre un bel hommage, vibrant et fouillé, à un certain Roman Dragomir... qui pourrait bien être, l'allusion est transparente, Vladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions L'Age d'Homme, décédé en 2011.
Sept personnages se penchent sur le cercueil du fameux Roman Dragomir. Chacune évoque un aspect ou un temps de la vie du personnage défunt à l'occasion de ses funérailles. Derrière chacun de ces personnages rendant hommage, le lecteur devine des personnalités ayant réellement existé. Et de l'au-delà, Roman Dragomir paraît répondre: un dialogue en prosopopée...
Personne déplacée
Rappelons qu'étymologiquement, un barbare est une personne qui ne parle pas notre langue, vue comme supérieure. L'auteur met en scène un éditeur qui est un barbare... paradoxe! On peut le comprendre si l'on considère que Dragomir est une "personne déplacée" (pour reprendre le titre d'un ouvrage coécrit par Vladimir Dimitrijevic et Jean-Louis Kuffer), contrainte de s'approprier les langues et les moeurs des lieux où il a vécu: Belgrade, Trieste, la Suisse alémanique, puis la Suisse romande. En plaçant ce mot dans la bouche même de Roman Dragomir, l'auteur souligne ce que ce mot peut inclure d'acceptation de l'autre, voire d'autodérision.
"Personne déplacée"... ou exilée. Le thème de l'exil est omniprésent dans "L'Ami barbare". Au-delà des aspects géographiques et linguistiques, il y a la question religieuse, le personnage de Roman Dragomir étant un orthodoxe installé en terres athées, catholiques ou protestantes. Reste que ce personnage se sent partout chez lui, apparemment - et sait s'installer, disposant des icônes orthodoxes un peu partout autour de lui, dans sa légendaire fourgonnette ou dans les chambres d'hôtel où il est amené à loger.
Le succès, dans les livres et au football
Un éditeur qui a été champion de football? Voilà quelque chose d'atypique. Le football traverse pourtant "L'Ami barbare" comme un thème récurrent. Il est mis en avant de fort belle façon dans les pages où s'exprime Georges Halter. Est-ce l'écrivain Georges Haldas? Peu importe. Le lecteur goûtera surtout l'évocation magnifique de l'épisode du "Miracle de Berne", qui vit, en 1954 au Wankdorf, la victoire de l'Allemagne sur la Hongrie, supposée invicible, en finale de la Coupe du Monde de football.
Ces pages font écho aux évocations fortes du FC Granges (Soleure), club provincial s'il en est, qui fut cependant champion suisse en 1959... grâce à quelques immigrés en situation moyennement régulière. Lui-même amateur de football (on se souvient de "La Vie mécène", où le ballon rond roule aussi), l'auteur revisite avec gourmandise, sur le ton de l'épopée, les coulisses de quelques matches et saisons remarquables.
Tout cela renvoie, enfin, à une certaine philosophie du football. En lisant "L'Ami barbare", on retrouve des échos de la contribution de Vladimir Dimitrijevic au livre "Football", collectif publié par Faim de Siècle en 1998.
Les astuces d'un roman à clés
"Roman", éditeur de romans (entre autres, l'auteur s'amuse de l'homonymie), passeur comme un footballeur fait des passes... l'allusion est idéale. J'ai suggéré que "L'Ami barbare" est un roman à clés. Plus ou moins transparentes, celles-ci ont plusieurs profils. Chacun les reconnaîtra, et reconstruira ainsi l'univers du livre romand et européen.
Parmi les plus évidentes, citons naturellement un certain Bertil Romand, masque derrière lequel on reconnaît Bertil Galland. Le nom de Kuffer (Jean-Louis de son prénom, non cité) apparaît quelque part, pas même travesti.
Certains masques sont plus opaques, à l'instar d'Eva Porée, la critique littéraire qui snobe la maison d'édition - elle même renommée "La Maison", en écho à "Nash Dom" (notre maison), le nom qu'a pris "L'Âge d'homme" en serbe. Parfois, ce sont des silhouettes: il suffit à l'auteur de quelques traits physiques ou caractéristiques pour faire apparaître les figures de Jean d'Ormesson, de Noël Godin dit "L'Entarteur" (p. 271, parmi de nombreux autres, fort improbables éléments d'une vraie "éditorrhée") ou de quelques autres.
Mention spéciale, enfin, à l'utilisation des prénoms. Deux footballeurs se prénomment Valon et Xherdan. Certes, ce ne sont pas les vedettes de la sélection nationale suisse de football présente au Brésil l'été dernier, puisque le contexte n'est pas le même. Mais comment ne pas penser à Behrami et Shaqiri? Football, quand tu nous tiens...
Dans le même esprit, deux personnages sont nommés Slobodan et Marko - allusion fine aux frères Despot, deux collaborateurs des éditions L'Age d'Homme. Slobodan a essaimé: il a fondé sa maison, Xenia, et publié un roman intitulé "Le Miel". Tiens, le miel... encore un élément récurrent de "L'Ami barbare"! Miel, abeilles, camionnettes, et les ânes, aussi, surtout leur dos...: présents dès le début du roman, ce seront les ingrédients d'un cocktail tragique et mortel.
Le mauvais rôle
Sixième et avant-dernier personnage à se pencher sur le cercueil du défunt, Pierre Michel serait-il, dès lors, le double romanesque de Jean-Michel Olivier? Le lecteur non averti pourrait se dire que l'auteur se met en scène, dans un acte de narcissisme. Mais celui-ci a l'adresse de se donner le mauvais rôle, celui qui est chargé, après un récit épique et enthousiasmant, d'accrocher les bémols et de relever les zones d'ombres sans lesquelles un portrait ne serait pas honnête.
Ainsi reconnaît-on quelques éléments qu'on a dits sur le fondateur de L'Age d'Homme: ses positions tranchées sur les conflits en Yougoslavie (ces pages font écho à d'autres, trouvées dans "L'Ambassade du papillon" de Jean-Louis Kuffer), ou sa propension à publier trop (plus de 4000 titres, traductions ou ouvrages en français) et parfois mal - quitte à négliger la diffusion et la promotion (il refuse de jouer le jeu des prix parisiens - et quand il le fait, cela donne "L'Amour nègre", prix Interallié... savoureux passage!), voire à omettre de payer les droits d'auteur de ses poulains.
En se colletant ce mauvais rôle, l'écrivain suggère, en écho à Ben Vautier, que "L'art est un sale boulot, mais il faut bien que quelqu'un le fasse"...
Voyage à travers le siècle
Non content de quadriller l'Europe, "L'Ami barbare" est le portrait d'un siècle, le vingtième, de son histoire et de ses excès. Il montre ce que l'époque peut avoir de fascinant, de complexe et de cruel. Il y aurait encore à dire sur les femmes qui traversent ce roman flamboyant, sommelières, hétaïres, collaboratrices ou compagnes de vie: "Il y a toujours une femme derrière un livre", dit Roman Dragomir. L'auteur ne manque pas de rendre hommage à certaines bonnes fées, souvent discrètes.
Au final, le lecteur aura découvert un univers considérable, celui d'un ogre éditorial sans qui l'édition francophone et romande ne serait pas tout à fait ce qu'elle est, celui aussi d'un barbare qui parle toutes les langues, y compris celle de la passion. Univers dérisoire aussi: il est permis de voir, dans le décès de Roman Dragomir alias Vladimir Dimitrijevic, la fin d'une époque. Du coup, comment ne pas lire, dans "La nuit va bientôt venir", dernière phrase prêtée au personnage de Pierre Michel, un écho à "Le vent du soir se lève" - dernière phrase de la trilogie "Le vent du soir" de Jean d'Ormesson?
Jean-Michel Olivier, L'Ami barbare, Paris/Lausanne, De Fallois/L'Age d'Homme, 2014.
Ouvrages cités:
Vladimir Dimitrijevic, Personne déplacée, entretiens avec Jean-Louis Kuffer, Lausanne, L'Age d'Homme, 1986.
Jean d'Ormesson, Le bonheur à San Miniato, Paris, JC Lattès, 1987.
Collectif, Football, Fribourg, Faim de Siècle, 1998.
Jean-Louis Kuffer, L'Ambassade du papillon, Orbe, Bernard Campiche, 2000.
Jean-Michel Olivier, La vie mécène, Lausanne, L'Age d'Homme, 2007.
Slobodan Despot, Le Miel, Paris, Gallimard, 2014.
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