Défis Rentrée littéraire 2014 et Premier roman.
Un ouvrage aux allures atypiques: "47° 9' S 126° 43' W", beau roman de Chrystel Duchamp, se présente en un format A4 imposant, revêtu d'une noble jaquette aux allures rétro où dominent les tons verts. En ouvrant ce livre pour la première fois, on découvre les dessins d'Eric Barge, créés à la manière de certaines bandes dessinées à l'ancienne, en un noir et blanc brut et détaillé à la fois, qui rappelle par certains aspects les gravures sur bois. Et puis, il y a une page de journal, dûment pliée en quatre, en couleurs: on est dans le futur!
Certes, il s'agit d'un roman d'anticipation présenté sous la forme d'un journal. Mais sa narration rappelle les maîtres du roman d'aventures d'autrefois, tel un certain Jules Verne - ou, mieux encore, un non moins certain Howard P. Lovecraft. Cela, avec un clin d'oeil à William Shakespeare: l'un des personnages de "47° 9' S 126° 43' W" porte le nom de Lewis Theobald Jr., ce qui rappelle l'un des éditeurs du dramaturge anglais.
Le lecteur est invité à se mettre dans la peau de David Wayland, journaliste et homme de l'écrit, chargé de relater l'épopée d'un navire qui va accomplir une mission d'exploration au "Point Nemo", point le plus éloigné de toute terre émergée du globe, dont les coordonnées sont à peu près le titre du livre: celui-ci en réalité l'emplacement exact de la cité de R'Lyeh, théâtre de la nouvelle "L'Appel de Cthulhu" de Howard P. Lovecraft. Mais c'est tout près...
Un troisième élément permet à l'auteur de faire démarrer son récit: le bloop, un son mystérieux de fréquence très grave enregistré dans ces régions du globe en 1997. L'auteure profite du format de journal qu'elle a choisi pour développer les hypothèses que la science a émises pour concevoir l'origine de ce son - et privilégier, en fin de compte, celle qui lui paraît la plus porteuse du point de vue romanesque, plutôt que celle, considérée comme plus vraisemblable, d'un "tremblement de glace". Il n'en faut pas moins pour faire un bon roman d'aventures...
Plutôt que de camper d'innombrables péripéties, l'auteur se concentre sur les états d'âme de son narrateur, David Wayland. Celui-ci rappelle à maints égards les héros romantiques ou, plus largement, "dix-neuviémistes". Il y a d'abord une certaine ambition, et la volonté de dépasser un statut d'écrivain contrarié. Plus concrètement, l'homme est maladif, comme l'ont été d'autres personnages littéraires - et la maladie qu'il décrit pourrait être due à un être mystérieux et ectoplasmique plutôt qu'à un microbe, ce qui évoque "Le Horla" de Guy de Maupassant.
Cette maladie confine à la folie, ce que suggère la chute de ce roman. En préservant une once de mystère, celle-ci inscrit dans le genre fantastique. Reste que David Wayland, père attaché à sa fille, intéressé aux échographies réalisées durant la grossesse de sa conjointe, est aussi un bonhomme bien de son temps: certes, il part à l'assaut des mers, mais il a aussi quelques traits de caractère du papa moderne.
Bien de son temps, ai-je dit? L'anticipation n'est certes pas spectaculaire, et l'auteure aime se complaire dans des éléments du passé, à l'instar de la description du château où vit Lewis Theobald Jr. Le navire de l'expédition a lui-même une forme familière; ce qu'il a de novateur est indéniable, mais ne se voit pas. Et si les petits sous-marins "Sub-ward" embarqués rappellent les engins utilisés par Spirou dans "Le Repaire de la Murène", le mode de propulsion du bateau, "dihydrogène-dioxygène", renvoie à la très actuelle pile à combustible. Une énergie propre...
Avec "47° 9' S 126° 43' W", l'auteure réussit donc le grand écart entre une approche gentiment futuriste (on est en 2025) et le salut aux anciens. Et c'est avec délices que le lecteur se plonge dans les eaux pas toujours hospitalières de ce roman voyageur à l'écriture efficace et fluide.
Chrystel Duchamp, 47° 9' S 126° 43' W, Saint-Etienne, Le Miroir aux nouvelles, 2014. Desins d'Eric Barge.