Lu par Cinécution, Francis Richard, Julien Sansonnens, Le Carré Jaune.
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On l'a déjà dit au sujet de ce livre, et c'est évident: tout dans "Rumeurs" commence par des rumeurs. En quelques dizaines de pages, Louise Anne Bouchard, écrivaine née au Canada et installée en Suisse depuis 1991, campe un regard particulier sur la question du don d'organes et de ce qu'il peut impliquer pour l'entourage des personnes concernées.
Rumeurs? On parle à voix basse, on prend soin de ne pas remuer les lèvres. Dès les premières lignes, l'auteure attrape le lecteur par sa curiosité naturelle, une curiosité qu'elle entretient afin de l'amener peu à peu à découvrir de quoi il retourne. Afin d'attiser encore cette curiosité, l'auteure laisse entendre que les rumeurs portent sur quelque chose d'essentiel: "Elle a une soeur! Vous le saviez? Ah! Si! Mais oui! C'est même elle qui va lui sauver la vie!" Une problématique, deux personnages: il n'en faut pas beaucoup plus pour que l'essentiel soit dit.
"Rumeurs" est un roman épistolaire, un brin lacunaire par nature: sans doute n'avons-nous pas toutes les lettres échangées autour de la problématique du don d'un rein à Viviane, dont l'état de santé requiert des soins lourds à base de dialyses. La voix de la destinataire des lettres de Viviana, Alma, n'est guère présente; reste qu'au ton parfois outrancièrement aimable des lettres, on devine, en creux, que les relations entre les deux soeurs n'ont rien d'évident.
L'auteure caractérise fortement ses personnages, de façon vigoureuse même. Le lecteur le constate certes au travers des appels développés de Viviane ("Chère Alma, bienheureuse dans sa roseraie,"), mais aussi par la poigne empreinte d'une terrible verdeur ("Chers docteurs de mes deux,") des courriers adressés par le mari d'Alma aux médecins montréalais chargés de soigner Viviane. Celle-ci entre en contraste avec la froide courtoisie administrative de la lettre des médecins. Il est vrai qu'à travers les lignes que l'auteure prête au mari d'Alma, M. Vivaldi, le lecteur devine un amour total, empreint d'une certaine forme de jalousie.
D'ailleurs, nommer un musicien Vivaldi a quelque chose d'attendu - fût-il également actif dans l'horticulture. L'auteure transporte son lectorat au temps du compositeur Vivaldi, responsable d'un orchestre d'orphelines, en suggérant que l'orchestre qu'il va diriger dans une serre, en un des moments forts de ce petit roman, est composé de femmes ("Mes musiciennes sur leur trente et un..."). Ce voyage musical à travers les siècles, appuyé par le mahlérien prénom d'Alma, son épouse, n'est pas sans rappeler certaines pages, les plus frappantes justement, du "Concert baroque" d'Alejo Carpentier. L'auteure lui ajoute cependant un côté sensuel de chaque instant, parfois brutalement exposé. Il serait même possible de gloser sur le nom de Siffredi, donné à l'un des personnages...
Vus comme des fêtes ponctuelles des sens, ces contrepoints ne sauraient occulter les questions que soulève une greffe d'un rein, au niveau d'une famille. L'aspect distendu des liens familiaux est illustré métaphoriquement par les distances qui séparent les intéressés: Viviane est à Montréal, Alma au Tessin (dans une localité nommée Mendresio qui pourrait être Mendrisio), et la jeune génération, concernée à un certain point, se trouve en Patagonie et a créé sa propre dynamique indépendamment des parents.
Dans le domaine littéraire, on se souvient que le roman d'Abigail Seran, Marine et Lila, abordait déjà la question, pour ne pas dire la problématique, des greffes d'organes, dans un souci d'empathie. A partir de données très différentes, Louise Anne Bouchard réussit un roman habile, qui tantôt murmure comme une rumeur, tantôt chante comme le violon d'Antonio Vivaldi.
Louise Anne Bouchard, Rumeurs, Lausanne, BSN Press, 2014.
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