Défi Thrillers et polars.
Carl Hiaasen a le chic pour décrire les petites magouilles de personnes a priori normales, désireuses de sortir un tant soi peu de la masse ou de se débrouiller un peu mieux, dans un milieu donné. Les lecteurs fidèles de ce blog se souviennent de sa peinture brillante et corrosive du monde des stars, intitulée "Presse people". La traduction est toujours signée Yves Sarda, ce qui permet au lecteur de retrouver, dans "Mauvais coucheur" - puisque tel est le titre du nouveau roman de Carl Hiaasen publié par les éditions des Deux Terres (merci à elles pour l'envoi!), une indéniable personnalité d'auteur.
Cela fait que l'amateur francophone de Carl Hiaasen va, en identifiant une musique familière, se sentir d'emblée en terrain connu. Retrouvant ses marques face à un auteur qui a certainement ses propres tics d'écriture, le traducteur francophone accroche le lecteur par le même cocktail, composé d'une gouaille un brin canaille propre à captiver le lecteur. Dans "Mauvais coucheur", la sauce prend grâce à un mélange d'argot et de langage familier, mâtiné d'un parler bahamien dont les couleurs rappellent un certain Michel Leeb, dis donc. Recréateur d'une certaine oralité, Yves Sarda est, force est de le constater, "la" voix francophone de Carl Hiaasen - à ce titre, il mérite amplement son statut de coauteur.
Au-delà du magnifique travail de traduction, allons voir ce qu'il y a dans "Mauvais coucheur". On retrouve le sens du gag et de l'outrance de l'auteur, capable de mettre en scène un singe qui a joué dans "Pirates des Caraïbes" et une armée de petits daims. "Mauvais coucheur" permet de redécouvrir le goût de l'auteur pour la mise en scène d'animaux. Ceux-ci peuvent être vivants, à l'instar de Dring, le singe "mauvais coucheur" vêtu de couches-culottes, ou de tel chien. Mais il y a aussi les bestioles peu ragoûtantes, tels les cafards qu'on trouve dans les restaurants mal famés. Ce qui nous amène à Andrew Yancy, personnage principal de ce roman.
Yancy est en effet l'archétype du personnage de Carl Hiaasen: un bonhomme victime d'un revers de fortune, affecté à l'inspection de l'hygiène des restaurants, et motivé à agir afin de corriger cela et de retrouver son statut d'inspecteur. Pour lui, les motivations sont faciles à lire; elles le sont moins pour ce qui est du méchant du roman - ce qui permet à l'auteur d'offrir un coup de théâtre énorme. En effet, à qui appartient donc le bras repêché dès les premières pages par un touriste? Et, accessoirement, pourquoi son majeur est-il dressé? Les réponses à ces questions (enfin, surtout la première, la deuxième faisant plutôt figure de gag scabreux) tiennent précisément dans la motivation de tel ou tel personnage. A vous d'en découvrir les fondements!
L'action de "Mauvais coucheur" se développe à la façon d'un film ou d'une série télévisée: l'auteur passe alternativement d'un foyer à l'autre de l'action, sans transition, les liens entre ces foyers se révélant peu à peu pour révéler leur cohérence à la fin du roman. Le lecteur pourra suivre avec un certain sourire, par exemple, les tentatives de Neville de fourguer à des propriétaires potentiels sa demeure, construite de manière un brin frauduleuse, si possible au meilleur prix. C'est un gag récurrent: comme dans un dessin animé américain (ou un gag mettant en scène Gaston Lagaffe, Aimé de Mesmaeker et les "contrats"), on attend à chaque fois, non sans une "schadenfreude" anticipatrice, ce qui va faire capoter l'affaire. L'auteur, sur ce coup-ci, ne déçoit pas.
Décevoir? S'il fallait accrocher un ou deux bémols à ce roman, c'est que le foisonnement thématique de "Mauvais coucheur" a les défauts de ses qualités. A force de courir après des intrigues parallèles ayant trait à l'insalubrité des restaurants, aux arnaques à l'assurance dont Medicare est la victime, aux amours tordues voire perverses (il y a un adepte du gasping dans "Mauvais coucheur", hé hé!), le tout sous-tendu par une intrigue de polar, le lecteur risque de trouver que ce charivari n'est point exempt de longueurs. D'autant plus que souvent, l'auteur présente comme parfaitement usuelles des choses illégales qui mériteraient d'être mises en avant comme telles: une fois, ça va, mais lorsque c'est récurrent, le lecteur se dit que c'est une ficelle un peu trop commode.
Bref, ça fonctionne mais c'est un peu "too much". Faut-il s'en désoler? Que nenni. Certes, "Mauvais coucheur" n'a pas le côté voyeur de "Presse people". Mais il recèle une intrigue finalement maîtrisée, où rien n'est laissé au hasard et où l'auteur, virtuose en son genre, connaît parfaitement le moindre détail de ce qui se passe parmi ses personnages. A cela vient s'ajouter un sens indéniable de l'humour de situation, surtout lorsque les situations sont insolites - ce qui suffit à séduire et à faire avancer une très bonne histoire, dans un cadre de carte postale. De quoi ajouter un supplément de soleil aux vacances d'été!
Carl Hiaasen, Mauvais coucheur, Paris, Editions des 2 terres, 2014, traduction d'Yves Sarda.
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