Le site de l'éditeur et celui de l'auteur.
Un immeuble comme décor de roman, c'est classique, au moins depuis "La vie mode d'emploi" de Georges Perec. Lolvé Tillmanns a l'audace de revisiter ce motif à sa manière, en intégrant à ce thème des éléments de vivre-ensemble... et, sans traîner, d'effritement du train-train quotidien dû à un cataclysme inattendu. Tout cela se passe à Genève, dans une rue qui existe vraiment.
Avant tout, j'avoue n'avoir pas pu retrouver l'immeuble en question sur Google Maps, et ne suis donc pas en mesure de vous dire de manière catégorique si la belle photo de Jay Louvion, revue par le Studio Corium, faite d'ombres et de lumières comme il se doit, qui orne la couverture de ce roman est bel et bien celle du bâtiment concerné.
Vivre-ensemble donc... On pourrait prendre pour argent comptant ce que dit la quatrième de couverture: "Genève, un immeuble tranquille entre grands rêves et petites fêlures. De la cave à l'attique, des univers se côtoient, dans ce quartier des Grottes où les êtres se mélangent, semble-t-il mieux qu'ailleurs, et où rien de grave ne saurait arriver." Euh, oui mais non: la première partie du roman donne au lecteur toutes les clés qui lui permettront de voir où ça peut péter. D'emblée, on sait que ce sera intéressant... Les titres des chapitres de la première partie suggèrent du reste que le bel assemblage évoqué par le prière d'insérer est appelé à s'effondrer et à mettre les humains à l'épreuve.
Ceux-ci vont en effet se retrouver confrontés à un événement bouleversant et cataclysmique, sans explication. Le lecteur aura, à un moment donné de sa lecture, l'impression déstabilisante d'être plongé dans un ouvrage du genre absurde: les explications lui manquent, à lui autant qu'aux personnages. De la part de l'auteur, c'est adroit: le lecteur va immédiatement se trouver en empathie avec des personnages plongés dans quelque chose qui les dépasse.
Polyphonique, la structure du roman est régulière, au risque de paraître monotone à l'observateur: d'une partie à l'autre, l'auteure donne la parole à chacun de ses personnages, tour à tour, dans un ordre immuable. Reste que l'on s'aperçoit d'un truc, assez rapidement: le tournus évolue au fil des décès, les morts devenant tout naturellement muets. Les décès ont des causes parfois claires (suicide de Carlos, qui vit mal son homosexualité), parfois moins - ce qui renvoie à nouveau à l'impression d'absurdité.
Le défi de la polyphonie est relevé avec succès, en particulier grâce à une recréation bien caractérisée des voix de chaque personnage. Le lecteur appréciera tout particulièrement la parole de Mei, la gamine, empreinte de poésie: par exemple, l'anglais devient pour elle "la langue de CNN". Derrière les voix, on perçoit une personnalité bien caractérisée, une épaisseur construite sur la base d'éléments sociaux. Dès lors, impossible de confondre Caroline, Julieta, Mei ou Hélène, Bekim, Nicolas, Carlos ou Stéphane.
Reste la vision de Genève, discrète mais présente, soudain aux prises avec un cataclysme... on peut concevoir que la rue des Grottes est la métaphore d'une Suisse tranquille, fonctionnelle malgré ses fissures, mais démunie face à la crise. Ce que suggère l'insertion, dans la première partie, d'éléments citant des informations devenues inaudibles à force d'avoir été entendues: ces éléments disparaissent pour céder la place à une information d'Etat, soudain lacunaire, qui suscite la soif d'une information vraiment utile.
Succès littéraire donc pour ce roman qui pousse ses personnages jusque dans leurs derniers retranchements: entre voisins, que vont-ils faire face à la faim, face aux situations extraordinaires telles que la naissance d'un enfant, face à la maladie et à des tensions qui peuvent déboucher sur la folie? Les gâteaux de la concierge suffiront-ils à mettre un peu de douceur dans ce monde de brutes des rapports qui, hors de la normalité des jours, n'ont rien d'évident? Fortement personnalisés, les personnages de "33, rues des Grottes" savent donner au lecteur l'envie d'en savoir plus, chapitre après chapitre, page après page.
Lolvé Tillmanns, 33, rue des Grottes, Fribourg/Genève, Faim de Siècle/Cousu Mouche, 2014.
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