Un écrivain reprend son premier roman quelques années après sa première parution (2008) et le retravaille à fond en vue d'en faire quelque chose d'à la fois tout pareil et tout différent. Ce nouveau résultat deviendra la version de poche de ce premier opus. Mais est-ce encore un premier roman? Les universitaires des siècles à venir pourront se poser la question à l'envi, et je donnerais cher pour épier leurs débats. Mais compte tenu du contexte, je considère que la version de poche de "Pas du tout Venise" est le "premier roman bis" de l'écrivain suisse Virgile Elias Gehrig. Et à ce titre, je me le compte pour le défi...
... en effet, si les jalons du roman originel sont bien en place et si les thématiques sont maintenues (on retrouve même, au chapitre XIII, le passage très solennel, "religieux" de la contrefaçon de la Cène avec du personnel médical en guise d'apôtres de l'implacable déesse Raison), les impressions de lecture ne sont pas tout à fait les mêmes que pour l'oeuvre originelle, que j'ai eu le plaisir de commenter ici. On constate avant tout que l'auteur relate cette nouvelle mouture à la troisième personne du singulier, alors que l'opus originel optait pour la première personne du singulier. Ce revirement crée une singulière impression de distance - qui tranche avec l'ambition autobiographique avouée de "Pas du tout Venise".
J'ai pu dire en son temps que le rejet de Venise, compris dans le titre, pouvait être perçu comme un refus du lyrisme au profit de l'expression exacte. Aujourd'hui, j'ai plutôt envie de dire le contraire. Si l'on admet en effet que le lyrisme est une manière de créer une musique à partir des mots et des images, le roman "Pas du tout Venise", dans sa nouvelle mouture comme dans sa version originelle, revendique justement cette ambition lyrique. Cela, même si les vieux mythes sont récusés sans ambages, dans de longues réflexions initiales - si longues qu'elles semblent préluder à une oeuvre entière autant qu'à un roman. Sans doute faut-il considérer que l'auteur, en insistant dès le début sur ce qu'il rejette, impose discrètement sa manière en laissant entendre qu'elle est la meilleure, la seule valable, une fois rejetés les mythes, l'Italie touristique et, en particulier, la trop admirée Cité des Doges.
L'auteur use d'une prose du ressassement, qui impose une lecture lente qui, si elle est réfléchie, a parfois les allures d'une plongée en apnée. L'écriture progresse en effet par synonymes et par images juxtaposées afin de cerner en finesse ce dont il est question, y compris lorsqu'on parle de choses sans importance. C'est une force, dans la mesure où le sujet gagne en épaisseur ce que chaque synonyme peut apporter. C'est une faiblesse, car cette démarche trahit, peut-être, l'incapacité de l'auteur à trancher pour un mot plutôt qu'un autre. Mais c'est une force aussi et surtout parce que l'écrivain exploite cette manière d'écrire pour composer une musique faite d'assonances, d'allitérations et d'associations libres dès que c'est possible. Il en résulte une écriture des plus incantatoires, qui sait tout le temps où elle va mais avance avec lenteur.
L'auteur assume quelques références que les happy few reconnaîtront - ou croiront reconnaître. Il y a naturellement Albert Camus et son Sisyphe qu'il faut imaginer heureux. Il y a, de manière plus étonnante, des clins d'oeil répétés au titre du recueil de nouvelles qui a valu le succès à Anna Gavalda, "Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part". Au détour d'une phrase, on pense même à Renaud ou à Pascal Quignard ("Tous les matins du monde sont sans retour"). Et puis, l'on pourrait gloser longtemps sur la manière dont l'auteur décrit rien de moins qu'une photographie post mortem, fidèle à une curieuse tradition victorienne que recrée aussi, à sa façon moderne, un certain Louis-Paul Guigues. Enfin, l'auteur assume son origine suisse, au travers de deux ou trois helvétismes perdus dans le texte: bisse, panosser, torailler, liquette. Une affirmation discrète: la thématique de ce roman, à savoir l'euthanasie d'une mère vue par l'un des fils, a une vocation universelle.
Le voyage littéraire qu'offre Virgile Elias Gehrig dans sa nouvelle mouture de "Pas du tout Venise" a donc de quoi surprendre, y compris les lecteurs de la première version - comme peut étonner un voyage entrepris vers une destination identique, effectué par d'autres moyens de transport, ou en un autre temps. Et comme avec le premier voyage, il convient ici de prendre le temps de dépasser le côté apparemment rebutant des phrases longues et des circonvolutions, et de les laisser parler et tourner autour d'un sujet. Après tout, une phrase longue, n'est-ce pas une tentative désespérée d'atteindre l'absolu? Phrase après phrase, page après page, Virgile Elias Gehrig s'y essaie avec succès.
Virgile Elias Gehrig, Pas du tout Venise, Lausanne, L'Age d'Homme, 2014.
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