S'il est question de Grèce aujourd'hui, au détour d'une conversation, on pense facilement aux différentes formes de crise qui traversent l'Europe depuis plus d'un lustre. Certains éléments du roman concourent à situer le roman "L'argent a été viré sur votre compte", de Dimitris Sotakis, dans les ouvrages directement inspirés par les événements difficiles que la Grèce a traversés ces dernières années.
Dimitris Sotakis revisite un mode d'écrire qui a fait ses preuves il y a quelques décennies dans le domaine français: la description de l'absurde. Rappelons l'intrigue de "L'argent a été viré sur votre compte" - ce sera vite fait, d'ailleurs: un homme jeune est payé pour accueillir des meubles et autres menus objets dans son petit appartement - jusqu'à ce qu'il se retrouve prisonnier de ces meubles, heureux d'être autorisé à respirer alors qu'autour de lui, un violent soulèvement populaire gronde. Difficile, face à un tel pitch, de ne pas penser aux "Chaises" d'Eugène Ionesco, pour ce qui est des éléments les plus concrets de ce roman. Et pour ce qui est des astuces narratives, on songe sans peine à la pièce de théâtre "Les bâtisseurs d'empire ou le Schmürz" de Boris Vian. Deux objets dramaturgiques où l'on se demande, de bout en bout, ce qu'il advient des personnages en présence.
L'auteur de "L'argent a été viré sur votre compte" concentre l'intérêt du lecteur sur un seul personnage: le narrateur, à savoir l'homme qui a accepté de signer un contrat facile à remplir a priori, mais dont les implications vont très loin. Le début du récit laisse au lecteur une impression double: certes, le narrateur vient de décrocher un emploi; mais c'est grâce à un employeur. L'auteur a l'habileté de faire ce celui-ci un personnage mystérieux, aveugle mais omniprésent: il fait avancer l'action, se montre présent, mais ne donne jamais franchement ses raisons. C'est de là que naît l'impression que Dimitris Sotakis offre un roman sur l'absurde, dans une tradition qui s'est exprimée il y a quelques décennies avec des figures comme Samuel Beckett.
S'il a un entourage, force est de constater que c'est le narrateur qui fait avancer le récit, accompagné peut-être de l'argent, moteur universel qui dépasse l'amour maternel, ici aussi. Comme par hasard (donc pas vraiment), il n'est pas nommé. L'auteur en fait ainsi un objet - objet de l'entreprise qui l'emploie - alors qu'autour de lui, le lecteur est mis en présence de l'artiste Ditos et de Rissa, la fiancée du narrateur. Ceux-ci font dès lors figure d'être humains, et fonctionnent comme des êtres susceptibles de mener leur barque, au contraire du narrateur de "L'argent a été viré sur votre compte", victime d'un contrat dont il ne connaîtra toute la valeur que lorsqu'il sera devenu difficile de respirer. Il est aussi permis de penser que Rissa est une figure ambivalente: si elle se présente comme quelqu'un de sociable, elle s'appuie totalement sur le narrateur, quitte à se servir de lui comme d'un moteur de son ascension matérielle. Une seule limite à cet aspect: Rissa ne va pas prendre connaissance du solde du compte de son compagnon, grassement rétribué pour recevoir des meubles dans son modeste logement.
Le dispositif narratif est simple. Cela permet d'avoir un roman court mais riche - et réaliste: pour tout lecteur, il suffit d'en savoir un peu sur la crise grecque pour avoir une idée des difficultés à vivre que le narrateur traverse jour après jour. L'auteur a eu la main heureuse en choisissant de rattacher son roman à la tradition de la littérature de l'absurde: après tout, les crises financières s'abattent sur des personnes qui n'y peuvent rien - et qui, et c'est plus grave, ne comprennent pas ce qui se passe et sont condamnées à subir. Mais ce n'est pas moment d'abdiquer la compréhension de notre temps; dès lors, "L'argent a été viré sur votre compte" est un roman important, qui interroge son lecteur sur les choses matériellles et sur leur valeur véritable - face à des éléments tels que le décès d'une mère ou la vie face à un employeur très dur.
Dimitris Sotakis, L'argent a été viré sur votre compte, Paris, Intervalles, 2014. Traduction d'Anne-Laure Brisac.
commenter cet article …