Lu par Gambadou, Nadael, Sabine.
Sexisme. Racisme. Choc des classes sociales. Contre-culture. Vaste programme! Tout cela, dans le contexte des années 1960-1980 aux Etats-Unis. Autant dire que "Et nos yeux doivent accueillir l'aurore" de Sigrid Nunez est un roman ambitieux, et qui se donne les moyens de ces ambitions en privilégiant une grande densité. Dans le domaine français, l'auteure, née en 1951, est surtout connue pour son étude sur Susan Sontag. Les éditions Rue Fromentin, que je remercie pour l'envoi de ce livre, ont eu la main heureuse en publiant "Et nos yeux doivent accueillir l'aurore", dans une traduction française de Sylvie Schneiter.
Le choc est orchestré dès les premières pages, avec la mise en présence, dans l'espace confiné d'une chambre d'étudiantes à Barnard, de Dooley alias Ann Drayton et Georgette George. Deux filles aux passés aussi différents que possible, qui vont déterminer des trajectoires radicalement opposées. Si l'observatrice et la narratrice n'est autre que Georgette, c'est Ann qui s'avère le moteur de ce roman, sa figure de proue, celle de tous les idéaux et de tous les excès.
Jusqu'aux confins de la caricature, l'auteure cristallise en Ann tous les idéaux et leurs dérives possibles. Blanche de peau à l'excès (elle est d'une pâleur maladive), d'une sensibilité à fleur de peau, présentée comme intelligente, elle n'aura de cesse de vouloir aider les Noirs américains, les comprendre, de réparer les erreurs historiques qu'elle impute à la race blanche en bloc. Cela, alors que les Noirs ne l'accepteront guère près d'eux lorsqu'elle cherchera à s'en rapprocher. Tout au plus aura-t-elle un compagnon noir - posture de révolte envers des parents qu'elle honnit et accuse de tous les maux. Autant dire que sa trajectoire, hors du commun, aura de quoi fasciner Georgette... et le lecteur.
Georgette, justement, est issue d'un milieu pour le moins modeste, où la violence et l'ignorance sont monnaie courante. L'accès à une éducation supérieure relève déjà du miracle pour elle; cela lui permettra de s'émanciper d'un milieu délétère. Sa soeur Solange s'extrait de ce milieu en choisissant la fugue et la vie des hippies; elle n'en sortira pas indemne.
L'époque est marquée par l'actualité et ses thématiques. Il y a quelques figures imposées, telles que l'opposition à la guerre du Vietnam ou le festival de Woodstock - revisité avec intelligence, puisque le lecteur n'en verra que les embouteillages, qu'on peut éventuellement voir comme la métaphore de la difficulté, pour le commun des mortels, d'accéder à l'essentiel, quelle que soit sa forme. La question des relations entre les races blanche et noire est traitée en profondeur, dans toute sa complexité, surgissant dans les circonstances les plus inattendues du roman.
Quant à la question des relations homme-femme, des moeurs et du sexisme, elle saute aux yeux dès lors qu'on se trouve en présence d'une université pour femmes, avec un couvre-feu qui fait débat... d'autres établissements étant réservés aux hommes. La thématique rebondit aussi par le biais de d'allusions récurrentes au roman "Gatsby le Magnifique" de Francis Scott Fitzgerald. Si celui-ci est critiqué, l'auteure lui rend aussi hommage, à sa manière.
Le milieu du vingtième siècle américain, avec ses hippies, ses riches qui deviennent de plus en plus riches, sa misère, ses rêves et ses espoirs, est ainsi rendu dans toute sa complexité dans "Et nos yeux doivent accueillir l'aurore". Le propos est dense, je l'ai dit; il est généreux aussi, ample même. Mais il n'est jamais assommant: il n'y a rien de trop, certaines parenthèses injectent une pincée d'ironie là où il le faut, et chaque phrase de ce roman contribue à dépeindre la complexité des personnages et de la société dans laquelle ils vivent et qui les conditionne.
Sigrid Nunez, Et nos yeux doivent accueillir l'aurore, Paris, Rue Fromentin, 2014.
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