Ils s'y sont mis à vingt. Présenté et chapeauté par l'écrivain et médecin Martin Winckler, le recueil de nouvelles "Noirs scalpels" est un collectif qui mérite qu'on s'y arrête: les écrivains qu'il réunit sont tous talentueux, et l'ouvrage offre un point de vue neuf sur la littérature policière française liée à un thème précis - en l'occurrence le monde médical. Auteurs en début de carrière ou écrivains chevronnés, chacun des contributeurs fait entendre ici une musique personnelle et offre un aperçu d'un véritable univers littéraire.
Martin Winckler a su agencer ses nouvelles en un certain crescendo. "Mauvaise nouvelle" de Pierre Bordage ouvre ainsi le bal en présentant une forme archétypique de la nouvelle noire - sa structure est très directe, sans contours, et, à ce titre, elle est exemplaire, comme peut l'être l'exposition du thème musical d'une série de variations. Les deux nouvelles suivantes respectent une structure similaire, cruellement mise en évidence par la brièveté de la forme de la nouvelle, au risque d'ennuyer un peu un lecteur qui aura l'impression que c'est tout le temps pareil. Cela dit, les nouvelles signées Frédéric H. Fajardie et Ayerdhal ne manquent pas d'originalité: la première exploite de façon crédible une "arme du crime" profondément originale dans le contexte des guerres napoléoniennes, et Ayerdhal, par contraste, plonge son lecteur dans un futur cryogénique.
Plus encore que la diversité des intrigues (même si celle-ci est avérée), le lecteur va goûter la variété des voix de ce recueil: l'auteur a réuni dans "Noirs scalpels" des auteurs à l'écriture fortement personnelle. En ce qui concerne la recréation d'une musique de la langue, la palme revient peut-être à la nouvelle "Bombe chelle" de Marie Raspberry, qui exploite de manière retorse les ressources des implants mammaires. Ses phrases sont pétries de mots dont les sonorités s'approchent et s'attirent de façon ludique, créant un charme particulier au québécisme assumé. Le sujet de "Bombe chelle" n'est d'ailleurs pas sans rappeler une nouvelle de Carlo Ammaniti, publiée dans "Petits crimes italiens" - mon premier billet de blog, ce qui ne me rajeunit pas...
Mine de rien, ces nouvelles noires abordent aussi certaines questions éthiques, professionnelles et sociales, relatives à la médecine. Le serment d'Hippocrate est cité, la question de la misère est évoquée par "Le Serrement d'Hippocrate" de Jérôme Leroy (qu'on lit sur Causeur), et la question de l'écoute et du statut du médecin est au coeur de "Bienvenue au club" de Bruno Schebert, texte qui conclut le recueil à la façon d'un pied de nez à Martin Winckler. "Vincent Moranne, réanimateur" de Christian Lehmann évoque la hiérarchie des urgences médicales et suggère certains arcanes de la médecine, tels que le bon usage d'un défibrillateur. Cela, à partir d'une idée mal connue: "Si vous arrachez un coeur de poulet et que vous le plongez dans une solution saline, il va continuer à battre pendant plusieurs heures. C'est bien la preuve que le muscle cardiaque renferme son propre système électrique, qui, bien que dépendant d'influences extérieures, comme le taux d'adrénaline dans le sang par exemple, peut fonctionner en autarcie." Apparemment valable pour l'humain aussi...
Enfin, les maîtres de la littérature policière sont mis à l'honneur, surtout s'ils touchent à la médecine - à ce titre, Sherlock Holmes et le docteur Watson trouvent une place honorable. Il est également fait référence à l'actualité: le fantôme d'Al-Qaïda plane sur "Le Chirurgien d'Al-Qaïda" de Claude Godfryd, et "J'irai comme un cheval mort" de Michel de Pracontal évoque, en un contrepoint parfaitement minuté (tout se joue en moins de dix secondes, comme en un cent mètres olympique), la rivalité qui oppose les sprinters Ben Johnson et Carl Lewis. Qui est champion du dopage? Il y a aussi, bien sûr, de l'humour, de l'érotisme (Nicolas d'Estienne d'Orves signe par exemple un joli "Ma petite gymnote", baigné (!) d'une passion troublante et débridée) et du suspens tous azimuts. Le droit lui-même a sa place ici ("Ne dites jamais 33" de René Renouven), de même que les tentatives de crimes parfaits.
Vingt nouvelles et autant de voix originales, évocatrices d'un monde plus vaste qu'il n'y paraît: après avoir lu "Noirs scalpels", allez-vous considérer votre médecin de la même manière? Force est de constater que la lecture de ce recueil est plus roborative et captivante que l'étude d'une ordonnance médicale...
Collectif, Noirs scalpels, Paris, Le Cherche Midi, 2005.
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